DIMENSIONS NOUVELLES
Il y a trois cents ans, les savants croyaient savoir ce qu’était la pesanteur et qu’elle avait une signification fixe, absolue. Alors, Isaac Newton démontra que les objets pèsent moins lourd au sommet d’une montagne, et que la pesanteur est affectée par la gravité. Aujourd’hui, n’importe quel enfant qui a vu un astronaute valser lourdement sur la Lune sait qu’en dépit de tout son équipement l’homme y pèse moins lourd qu’il ne le fait sur terre. Après Newton, la science chercha dans la masse un point d’ancrage, mais alors vint Albert Einstein qui montra que la masse est aussi variable ; il démontra que plus vite une chose se meut, plus sa masse augmente. Les découvertes d’Einstein amenèrent les savants à se poser la question : si la vitesse est plus importante que la masse, le temps pourrait-il servir de base de mesure sûre ?
La réponse vint de nouveau d’Einstein. Non, dit-il, le temps ne possède aucune signification absolue et sera aussi affecté par la gravité. Einstein avait raison. Quand on se déplace très vite, le temps ralentit ; aussi les promeneurs lunaires ont-ils vieilli moins que nous d’une fraction de seconde. Pourtant, même ceux d’entre nous qui restaient sur terre ne demeuraient pas immobiles ; tous, nous nous déplaçons rapidement à travers l’espace et vieillissons moins vite que nous ne le ferions si la Terre était immobile. Tout est relatif, et le fondement de la théorie de la relativité, c’est que l’espace et le temps sont inextricablement entremêlés.
Rien n’est ce qu’il semble être. Nous voyons deux choses se produire et disons que l’une a eu lieu avant l’autre ; nous pouvons même mesurer l’intervalle de temps qui les sépare avec un de nos chronomètres artificiels, mais il se peut que cela ne soit pas du tout ce qui s’est produit. Si les deux événements étaient suffisamment éloignés de nous et distants l’un de l’autre, l’information les concernant nous parviendrait en des temps différents. Un observateur situé à un autre point de vue pourrait les voir se produire de manière simultanée, et pour une troisième personne, placée dans une autre position encore, l’ordre des événements pourrait être complètement inversé. Ainsi, même quand nous ne nous occupons que d’un seul sens, fondé sur la perception de la lumière visible, l’information portée par le véhicule peut-elle être déformée. Le problème devient plus complexe encore quand plus d’un sens est en cause. Lorsque nous regardons un bûcheron fendre du bois au loin, nous voyons la hache s’élever de nouveau avant d’entendre le bruit de son dernier impact avec la bûche. Si nous ne savions rien du processus, ou si nous étions ignorants des vitesses relatives du son et de la lumière, nous pourrions très facilement en conclure que les haches sont des instruments qui font un bruit violent quand on les brandit au-dessus de sa tête.
Je suis persuadé que beaucoup des événements apparemment surnaturels dont nous avons l’expérience sont dus à une erreur d’interprétation de ce genre et qu’à la racine de tous les problèmes se trouve le paradoxe du temps.
Le temps
Le temps a très peu de chose à voir avec les cadrans solaires, les sabliers, les horloges à balancier et les montres à ressort. Même les atomes de caesium, dans les pendules atomiques, ne sont rien de plus que des systèmes pour mesurer le temps. Voici peut-être la meilleure définition : « Le temps est fonction de l’apparition des phénomènes (R. Calder). » Entre deux événements quelconques, qui ne se produisent pas en même temps, il existe un écart, un intervalle, que l’on peut mesurer. Tous les instruments de mesure reposent sur un seul postulat : implicite en leur indication de l’instant « maintenant » se trouve l’idée que le reste du temps peut se diviser en « avant » et « après » cet instant. Comme les concepts de poids et de masse, celui-ci est aujourd’hui mis en question.
L’ancienne distinction entre espace et temps repose sur le fait que l’espace a l’air de se présenter à nous d’une seule pièce, alors que le temps nous parvient fragment par fragment. L’avenir paraît caché ; le passé est obscurément visible à travers la mémoire et ses adjuvants ; le présent seul se trouve révélé de façon directe. C’est comme si nous étions assis en wagon de chemin de fer, à regarder latéralement le présent à mesure que le temps s’écoule. Mais alors qu’il devient possible de mesurer le passage du temps en unités plus réduites, il devient de plus en plus malaisé de décider au juste en quoi le présent consiste, quand il commence et où il finit. Quelle que soit la rapidité du train, nous pouvons distinguer d’un seul coup d’œil tout ce que la fenêtre encadre. Le voyageur assis en face de nous a son store en partie baissé et voit moins de choses.
Mais au même instant, l’occupant d’un wagon plus rapproché de la locomotive regarde par sa fenêtre et jouit d’une vue un peu différente. Cependant, voyageant clandestinement sur le toit se trouve encore quelqu’un d’autre, dont la vision n’est pas du tout restreinte par la dimension des fenêtres du wagon, et, tout en regardant latéralement de la même façon que tous les passagers payants, il distingue un champ beaucoup plus large, comprenant un bout de la ligne qui s’étend à l’avant. Laquelle de ces personnes voit le présent ? La réponse paraît être que toutes le voient et que les différences de la vision qu’elles en ont ne sont imposées que par les limitations de leur point de vue. Le voyageur du toit ne voit pas dans l’avenir ; il a seulement une meilleure vision du présent et utilise de façon plus pleine son système sensoriel.
La philosophie hindoue a toujours connu la notion d’un présent qui se meut éternellement et la physique moderne en vient maintenant à admettre ce modèle. Dans les domaines des mathématiques subatomiques, elle envisage même la possibilité que le train se déplace dans la direction opposée en inversant l’écoulement du temps. Dans l’univers, tout le reste est non directionnel ; il devient de plus en plus malaisé d’admettre, et impossible à prouver, que le temps constitue la seule exception. Les biologistes ont à peine commencé de réfléchir à la question. La notion du temps considéré comme une flèche, comme une longue ligne droite, fait partie de toute la pensée évolutive. Les paléontologistes font des graphiques pour montrer la descendance linéaire du cheval moderne à partir d’un mini cheval habitant les marais et muni de plus d’un seul doigt au bout de chaque pied. Les généticiens tracent des schémas plus complexes, bien que toujours linéaires, d’hérédité de génération à génération, toutes soigneusement numérotées dans leur succession. Les embryologistes suivent le développement d’un organisme complexe à travers toutes ses divisions à partir d’un seul ovule fécondé. Seuls, les écologistes et les éthologistes travaillent sur des formes nettement différentes, car ils ne peuvent s’empêcher d’observer que la vie est fondamentalement cyclique.
L’anguille d’eau douce Anguilla anguilla passe la majeure partie de sa vie dans les cours d’eau d’Europe occidentale, bien qu’elle n’y soit pas née. Les jeunes alevins font leur apparition soudaine, chaque année, dans les eaux côtières, et leur origine était un mystère absolu avant que Johann Schmidt ne réalisât son étude classique dans les années 1930. Il recueillit des données sur la dimension de larves d’anguilles trouvées en différents points de l’Atlantique et, les relevant sur une carte, fit remonter leur point d’origine à un endroit où les petites apparaissaient le plus souvent. Cela se révéla être la mer des Sargasses, à mi-chemin entre les Caraïbes et le renflement de l’Afrique équatoriale, à près de cinq mille kilomètres de l’Europe. Il semble que les anguilles se reproduisent à de grandes profondeurs dans ces eaux, au printemps, et que les minuscules larves transparentes, en forme de feuilles, se rapprochent de la surface en été. Elles sont entraînées par le courant nord-équatorial jusque dans le Gulf Stream, où elles passent trois ans à dériver lentement vers l’Europe et à se développer jusqu’à ce qu’elles atteignent près de huit centimètres de long. Sitôt qu’elles arrivent dans les eaux côtières, les larves en forme de feuilles subissent une transformation remarquable en de petits alevins cylindriques, d’un blanc de perle, qui évitent l’eau salée et envahissent les estuaires. Elles se fraient opiniâtrement un chemin à l’intérieur des terres, se tortillant à l’assaut des chutes d’eau, glissant à travers les prés par les nuits pluvieuses et même grimpant jusqu’aux cours d’eau montagnards, à trois mille mètres d’altitude, dans les Alpes. Elles choisissent des eaux mortes et des mares où elles s’installent pour une existence paisible qui peut durer jusqu’à ce que les mâles aient quatorze ans, et plus de vingt les femelles. Alors, soudain, les voilà prises d’un urgent besoin de retourner à l’eau salée ; tout leur système hormonal subit une formidable métamorphose ; elles deviennent grasses, argentées, la peau enduite de mucus. Ces puissantes anguilles d’argent abandonnent leurs lacs et leurs étangs, traversant fréquemment les terres dans l’obscurité, se reposant le jour en des trous humides où elles respirent à travers l’eau retenue dans les cavités de leurs ouïes jusqu’à ce qu’il soit possible de continuer leur fuite contraignante en direction de la mer. Lorsqu’elles atteignent l’océan, elle disparaissent.
Schmidt présumait qu’elles voyageaient en eaux profondes, dans un contre-courant, nageant un an dans l’obscurité lors de leur épique périple de retour aux zones de frai de la mer des Sargasses. Mais Denys Tucker a découvert que dès que les anguilles pénètrent en eau saumâtre, leur anus se ferme ; elles sont ainsi dans l’incapacité de se nourrir et doivent subsister entièrement sur leurs réserves internes de graisse. Ces ressources ne sont pas suffisantes pour le vaste effort nécessaire pour nager sur près de cinq mille kilomètres ; aussi Tucker croit-il que les anguilles meurent sans jamais se reproduire. Il qualifie l’anguille européenne de « simple et inutile produit de déchet de l’anguille américaine », qu’autrefois on prenait pour une espèce différente, Anguilla rostrata, mais qui pourrait n’être qu’une variante de la même forme, suscitée par un environnement différent. Aussi bien les formes tant américaines qu’européennes proviennent de la mer des Sargasses en tant que larves, et il pourrait être vrai que seules les adultes américaines soient assez proches des lieux de reproduction pour être en mesure de revenir pondre de nouveaux œufs. . On a émis l’hypothèse que la mer des Sargasses fut jadis l’emplacement d’une mer intérieure du continent perdu de l’Atlantide et que les anguilles essaient tout simplement de retourner à leur zone ancestrale de reproduction. Il est certain qu’elles sont déterminées à se reproduire au moment où elles quittent les fleuves européens ; leurs gonades sont pleinement développées, mais aucune adulte n’a encore été découverte dans les profondeurs atlantiques et nulle anguille marquée en Europe n’a jamais été retrouvée dans la mer des Sargasses. Une explication plus vraisemblable est que le voyage était beaucoup plus bref autrefois mais que la dérive des continents les ont écartées, et que les adultes d’Europe ne constituent plus aujourd’hui qu’un « produit de déchet », destinées qu’elles sont à mourir d’épuisement dans leur impossible tentative de rejoindre l’endroit de leur éclosion. Il n’existe aucune raison biologique les empêchant de s’arrêter pour se reproduire en un quelconque endroit plus proche, peut-être dans les eaux du large des Açores ; pourtant, les réactions à une situation qui existait voilà des millions d’années perdurent encore et les poussent à la destruction.
Dans le comportement de chaque génération d’anguilles vivantes, nous distinguons aujourd’hui l’ombre de quelque chose qui se produisit il y a longtemps. Cela ressemble à l’observation d’une étoile que nous pouvons voir exploser, sachant que cela s’est produit en réalité voilà un milliard d’années et que nous regardons quelque chose qui a depuis longtemps cessé d’exister. Nous assistons, chez l’anguille aussi bien que chez l’étoile, à un événement du passé lointain qui se produit dans notre présent. L’espace et le temps deviennent inséparables et quand nous ne pouvons plus penser à l’un sans l’autre, le temps cesse de constituer la vieille unité unidimensionnelle de la physique classique et la combinaison espace-temps devient un nouveau facteur : le continuum à quatre dimensions.
L’idée d’une dimension que nul, même pas le mathématicien, n’a été capable d’imaginer, à plus forte raison de voir, se révèle difficile à saisir. Il est inconfortable de penser à l’ici-et-maintenant comme étant le passé, mais cela semble être vrai. L’espace-temps constitue un continuum et il est impossible de tracer des distinctions entre le passé et le présent, et peut-être même l’avenir. En termes biologiques, la quatrième dimension représente la continuité. Un grain de blé qui germe au bout de quatre mille ans dans le tombeau d’un pharaon n’est en rien différent des autres grains de l’épi qui germèrent l’année d’après leur apparition sur les rives du Nil. Les bactéries se divisent normalement toutes les vingt minutes ; néanmoins, en des circonstances défavorables, elles peuvent devenir des spores résistantes, parfois inhumées dans le roc et attendant des millions d’années d’être libérées pour continuer de se multiplier comme si rien ne s’était produit. La vie acquiert le temps en le suspendant d’une façon qui équivaut presque à la possession d’une machine à explorer le temps. Elle peut traiter l’espace de même.
Les organismes les plus actifs et les plus bizarres qui soient dans n’importe quelle goutte d’eau de mare sont des créatures minuscules, transparentes, aux ciselures compliquées, munies de couronnes ou de roues de cils vibratiles qui leur servent aussi bien pour recueillir de la nourriture que pour prendre leur élan. Dix-sept cents espèces ont été décrites, toutes comprises dans un embranchement distinct : les rotifères, ce qui veut dire les « porteurs de roues » – mais il n’y a pas deux biologistes capables de s’entendre sur la place de ce groupe sur notre arbre évolutif. Les rotifères sont tellement particuliers dans presque tous les aspects de leur structure et de leur comportement que l’on commence à les soupçonner de ne pas appartenir du tout à notre système. Pour les rotifères, la géographie n’a pas de sens ; les mares similaires d’eau douce en Mongolie, à Monrovia ou dans le Massachusetts contiennent toutes les mêmes espèces de rotifères. Et les modifications des conditions de l’environnement ne font que les recroqueviller dans un état de dessiccation qui fait ressembler chacun à un minuscule grain de poussière, capable de survivre au dessèchement, au gel prolongé, ou presque à tout ce qui peut arriver d’autre. Pour obtenir instantanément des rotifères, il suffit d’ajouter de l’eau. Ces grains de poussière encapsulés ont même été trouvés dans l’air à quinze mille mètres et il n’existe aucune raison pour qu’on n’en découvre pas à de plus grandes altitudes encore, peut-être même propulsés hors de l’atmosphère par d’imprévisibles phénomènes atmosphériques, en orbite ou plus loin dans l’espace. Au cours d’expériences de laboratoire, des rotifères en léthargie ont survécu dans des conditions de vide spatial, et on a émis l’hypothèse qu’ils pourraient quitter de cette façon la Terre et attendre indéfiniment d’autres sources d’eau. Il se peut même qu’ils soient arrivés ici en provenance d’ailleurs, étendant l’intervalle normal entre générations de quelques jours à des années-lumière, transformant le temps en espace et devenant partie du système espace-temps.
L’espace est partout simultanément et si les mathématiques de l’espace-temps sont justes, le temps pourrait bien posséder les mêmes propriétés. Dans cette optique, le temps ne se propage pas comme des ondes lumineuses, mais apparaît immédiatement partout et relie toute chose. S’il est effectivement continu, n’importe quelle altération survenue dans ses propriétés n’importe où sera instantanément décelable partout, et des phénomènes comme la télépathie ou n’importe quelle autre communication qui semble indépendante de la distance seront beaucoup plus faciles à comprendre. À l’observatoire principal de l’Académie des sciences soviétique, Nikolaï Kozyrev est en train de faire des expériences qui paraissent manipuler le temps.
Kozyrev est l’astrophysicien le plus respecté de Russie, un homme qui prédit les éruptions de gaz sur la Lune dix ans avant leur découverte par les Américains. Il a récemment inventé un assemblage complexe de gyroscopes de précision, de pendules asymétriques et de pesons qu’il utilise pour mesurer quelque chose dont il estime que cela pourrait bien être le temps. Dans une expérience simple, Kozyrev tend un long élastique avec une machine formée d’un point fixe, ou effet, et d’une partie mobile, ou cause. Ses instruments montrent qu’il se produit quelque chose au voisinage de l’élastique, et que, quelle que soit la nature de ce quelque chose, il est plus important à l’extrémité effet qu’à l’extrémité cause. Cette gradation se révèle détectable même quand les instruments sont isolés de tous les champs de force normaux, et protégés par un mur d’un mètre d’épaisseur. Kozyrev estime que le temps lui-même se trouve alors altéré, et « que le temps est mince autour de la cause et dense autour de l’effet ».
Kozyrev est aussi intrigué par le fait que toute vie est fondamentalement asymétrique. Il a constaté qu’une substance organique faite de molécules qui tournent vers la gauche, telle que la térébenthine, provoque une réaction plus forte sur son appareillage quand on la place auprès de l’élastique tendu, et que la présence d’une molécule dextrogyre, comme le sucre, produit une réaction moindre. D’après Kozyrev, notre planète est un système « gaucher », qui par conséquent ajoute de l’énergie à la galaxie. Kozyrev en est parvenu à ces conclusions à la suite d’une étude intensive des étoiles doubles, qui, bien que séparées entre elles par de considérables distances, en arrivent progressivement à se ressembler beaucoup. Il a découvert que la ressemblance en éclat, en rayonnement, en type spectral était si grande qu’elle ne pouvait constituer le fruit de la seule action des champs de force. Kozyrev compare la communion entre deux étoiles au contact télépathique entre deux personnes et émet l’hypothèse suivante : « Il se peut que tous les processus ayant lieu dans les systèmes matériels de l’univers soient les sources alimentant le cours général du temps, lequel à son tour peut influencer le système matériel. »
Kozyrev n’est pas seul à posséder cette vision mystique de l’énergie temporelle. Charles Muses, un des principaux théoriciens de la physique aux États-Unis, admet que le temps puisse avoir son propre type d’énergie. Il déclare : « Nous finirons par nous apercevoir que le temps peut être défini comme le suprême type causal de toute libération d’énergie », et il prédit même que l’énergie émise par le temps se révélera être oscillante.
Les théories cosmologiques ont rarement le moindre rapport direct avec notre vie sur terre, mais celle-ci pourrait nous affecter profondément. L’idée que le temps affecte la matière est familière à quiconque a jamais vu un champ raviné par l’érosion ou s’est lui-même regardé vieillir ; pourtant, l’éventualité de l’existence d’une action réciproque, où la matière affecte le temps, est révolutionnaire. Cela signifie que rien n’arrive sans effet et que, quoi qu’il advienne, cela nous touche tous du moment que nous vivons dans le continuum de l’espace-temps. John Donne a dit : « La mort de n’importe quel homme me diminue », et il avait peut-être raison non parce qu’il connaissait l’homme ou s’en souciait, mais parce que lui-même et l’homme faisaient partie du même système écologique – partie de la Surnature.
Prescience
Tout réflexe conditionné constitue un genre de voyage dans le temps. Quand sonnait la cloche, les chiens de Pavlov salivaient car ils revivaient la dernière fois où la cloche avait sonné, suivie aussitôt par de la nourriture. Beaucoup d’animaux apprennent à fonctionner de la sorte, parce qu’ils mènent des vies spécialisées et confinées dans des limités où un type de stimulus est invariablement suivi par un autre type, toujours le même. Pour nombre d’espèces, le réflexe a valeur de survivance, mais chez l’homme, le tableau change. Nous sortîmes des explorateurs et courons constamment vers des situations nouvelles où les anciennes réactions seraient inefficaces. Nous sommes confrontés à l’incertitude et quelquefois y répondons par des superstitions fondées sur des expériences similaires dont nous nous sommes tirés sains et saufs. Les soldats conservent souvent jalousement un certain article vestimentaire ou d’équipement étroitement associé à une expérience antérieure où ils avaient échappé au danger. Mais le plus souvent, nous répondons à l’incertitude par quelque type de comportement qui semble réduire le doute en rendant l’avenir connu de nous. Nous organisons un système quelconque de prophétie ou de divination. Ces systèmes revêtent un grand nombre de formes et, fait surprenant, certains d’entre eux fonctionnent.
Un anthropologue américain possédant le nom magnifique d’Omar Khayyam Moore a étudié les techniques divinatoires employées par les Indiens du Labrador. Ces gens sont des chasseurs, pour qui ne pas trouver de la nourriture signifie la famine et peut-être la mort ; aussi, quand la viande vient à manquer, consultent-ils un oracle pour déterminer dans quelle direction ils doivent chasser. Ils tiennent au-dessus de charbons ardents une omoplate de caribou et interprètent comme une carte géographique les craquelures et les taches provoquées par la chaleur. Les directives indiquées par cet oracle ont beau être fortuites, le système continue à servir pour la bonne raison qu’il marche. Moore fait le raisonnement suivant : s’ils ne recouraient pas à l’oracle de l’os, les Indiens retourneraient à l’endroit où ils avaient chassé avec succès pour la dernière fois, ou bien là où le couvert était bon, ou l’eau abondante. Cela pourrait mener à l’excès d’exploitation de certaines zones, mais l’utilisation de l’oracle signifie que leurs expéditions sont soumises au hasard ; le modèle régulier se trouve rompu et ils font un usage meilleur et plus équilibré du territoire, ce qui veut dire au bout du compte qu’ils réussissent mieux. Certains genres de magie fonctionnent. Le fait même qu’ils continuent d’être utilisés par des communautés dont l’existence dépend d’eux montre que la divination de cet ordre fonctionne assez souvent pour avoir une valeur de survivance. Ainsi que le dit Moore, « certaines pratiques que l’on a classifiées comme magiques pourraient bien être directement efficaces en tant que techniques pour atteindre les buts que se proposent ceux qui les pratiquent ».
Nous survivons en maîtrisant notre environnement, maîtrise rendue possible par l’information. Aussi le manque d’informations engendre-t-il rapidement l’insécurité, ainsi qu’une situation où n’importe quelle information est considérée comme valant mieux que pas d’information du tout. Les rats blancs eux-mêmes semblent partager cette opinion. On a organisé une expérience élégante où l’inévitable labyrinthe, menant à de la nourriture dans une niche sur deux, fut modifié de façon que sur l’une des voies le rat reçût des renseignements l’informant s’il y aurait ou non de la nourriture dans la niche située au bout. Les chances qu’il y eût de la nourriture dans l’une ou l’autre niche étaient égales ; néanmoins, après quelques jours d’entraînement, tous les rats manifestèrent une préférence nette pour le côté où ils obtenaient une information préalable, bien que les récompenses alimentaires n’y fussent pas supérieures. Les humains témoignent du même genre de préférence pour la connaissance d’un résultat incertain, bien qu’inévitable. Les exemples ne manquent pas où nous manifestons que, sans tenir compte de la nature de la nouvelle et malgré le fait que nous n’en tirons d’autre avantage que d’apprendre ce qui de toute manière allait se produire, nous aimerions mieux savoir et par là réduire notre insécurité. Cette anxiété concernant l’avenir peut être assez grande pour qu’une mauvaise nouvelle soit préférable à une absence d’information ; la mauvaise nouvelle peut même se présenter comme un soulagement car elle nous permet de nous adapter à une situation. Les études sur des prisonniers ont montré que ceux pour qui existe une possibilité de libération sur parole subissent une tension beaucoup plus grande que ceux qui sont résignés au fait d’avoir une condamnation à vie à purger. On aurait peine à trouver maxime plus inexacte que celle qui prétend : « Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. »
Et pourtant nous n’exigeons pas un état de certitude complète. Une bonne partie de notre succès en tant qu’espèce repose sur notre aptitude à faire face aux variations de l’environnement et sur notre tendance à rechercher des sources nouvelles de stimulation. La popularité de passe-temps risqués tels que l’alpinisme et les courses d’automobiles apporte la preuve du besoin qu’a l’homme d’une certaine dose d’incertitude et de risque, d’une certaine quantité d’adrénaline au sein de son organisme. Mais elle peut être trop élevée, et dans les circonstances menaçantes, l’angoisse est très intense et on éprouve un violent désir à la fois d’être informé et d’avoir un moyen de résister.
N’importe quelle activité qui englobe, à quelque degré que ce soit, une participation dans le tour des événements se révèle la bienvenue, et ce besoin de savoir ce qui nous est réservé aide à expliquer l’actuelle et formidable popularité de systèmes, à pratiquer soi-même, de divination et de prophétie.
Prescience veut dire « connaissance d’avance », et les systèmes de connaissance couvrent à peu près toutes les sources possibles de variation. Ils comprennent l’aéromancie (divination par les formes des nuages), l’alectryomancie (dans laquelle on laisse un oiseau picorer des grains de blé sur les lettres de l’alphabet), l’apantomancie (rencontres fortuites d’animaux), la capnomancie (les types de fumées qui s’élèvent d’un feu), la causimomancie (l’étude d’objets placés dans le feu), la cromniomancie (trouver la signification des pousses d’oignons), l’hippomancie (fondée sur les coups de sabots des chevaux), l’onychomancie (les dessins des ongles de mains dans la clarté solaire), la phyllorhodomancie (consistant dans les sons faits par des pétales de rose frappés contre la main), et la tiromancie (un système de divination utilisant le fromage). Rien de tout cela ne mérite d’être pris au sérieux, étant donné que ces phénomènes proviennent tous d’événements qui ne sauraient être que fortuits et ne reflètent en aucune façon le moindre principe biologique, bien qu’il me faille avouer un certain faible pour le charmant système utilisant des pétales de rose, système que nous devons aux fastueux Grecs de l’Antiquité.
On ne peut pas aussi facilement se débarrasser de certains systèmes plus complexes de divination. Le plus impressionnant est certainement Le Livre des changements, ou I Ching. Il a d’abord été un recueil d’oracles écrits voilà plus de trois mille ans, qui a été depuis augmenté et annoté au point que, dans sa version complète avec des commentaires, il constitue maintenant un formidable corps de matériaux. Néanmoins, la valeur du I Ching réside dans sa simplicité. Il s’agit fondamentalement d’un système binaire, édifié sur une série d’alternatives simples. Afin de former chacune des combinaisons traditionnelles, la personne qui consulte l’oracle partage un certain nombre de tiges de mille-feuilles, on joue à pile ou face pour obtenir l’équivalent d’une réponse par oui ou par non. Cela se pratique six fois de suite en sorte que le résultat final soit un hexagramme, ou motif composé de six lignes horizontales, intactes ou brisées suivant les résultats du tirage au sort. Il y a soixante-quatre combinaisons possibles des deux types de lignes et chacun de ces hexagrammes possède un nom et une interprétation traditionnelle. Dans le lancement des tiges ou des pièces de monnaie, le caractère de chaque ligne est déterminé sur une base majoritaire, mais si toutes les tiges ou toutes les pièces indiquent le même choix, alors cette ligne de l’hexagramme reçoit une signification spéciale et ouvre la voie à de plus amples possibilités d’interprétation.
Comme en toutes les méthodes d’interprétation, cela dépend pour beaucoup de la personne qui interprète les résultats. Dans la plupart des systèmes, la réussite n’est possible que grâce à l’intuition et à la perception psychologique du « voyant », qui voit littéralement ce que les gens ont besoin de savoir ou veulent savoir, en les observant avec une grande attention. Pourtant, le I Ching possède un caractère propre, un genre de consistance interne qui défie presque la description. Carl Jung l’a remarqué et a, je crois, mis le doigt sur l’explication. À l’époque, Jung s’intéressait à son idée du synchronisme et à la théorie des coïncidences et suspectait l’inconscient d’avoir quelque chose à voir dans la façon dont sortaient les motifs. Je suis certain qu’il avait raison et que le pouvoir de psychokinésie est pour beaucoup dans la curieuse exactitude du I Ching.
Tous les commentaires sur Le Livre des changements disent quelque chose du genre : « Plus on se familiarise avec la personnalité du I Ching, et plus on comprend ce que cet ami sage, tantôt gentil, tantôt sévère, essaie de nous dire. » Et c’est parfaitement exact. Dès qu’on est familiarisé avec chacun des hexagrammes et qu’on en vient à savoir qu’une ligne continue, dans une certaine position, possède une signification spéciale, les motifs commencent à sortir comme il faut et à donner le genre de conseil que l’on espère entendre, consciemment ou inconsciemment. Colin Wilson décrit bien cette relation : « En théorie, nous savons que nous possédons un esprit subconscient ; néanmoins, assis là, dans cette pièce, par un matin de soleil, je n’en ai pas la moindre perception ; je ne peux le voir ou le sentir. C’est comme un bras sur quoi j’ai été couché dans mon sommeil et il est devenu tout à fait mort et insensible. Le véritable but d’ouvrages comme le I Ching… consiste à rétablir la circulation vers ces régions de l’esprit. » Consulter Le Livre des changements dans un moment de crise personnelle équivaut presque à une séance chez votre psychanalyste favori. Il n’existe rien dans la chute des pièces de monnaie ou dans le texte du livre qui ne soit déjà en vous ; tout ce que fait le I Ching, avec ses schémas si magnifiquement organisés, consiste à extraire l’information et les décisions nécessaires et à absoudre l’esprit conscient du poids de la responsabilité de ces décisions.
Les symboles exercent une grande séduction sur l’esprit inconscient. Il les utilise afin de faire franchir à ses idées l’étroite censure du conscient dans le I Ching, dans les rêves et dans le système un peu moins bénin de divination qui use des tarots. Le jeu de tarots consiste en soixante-dix-huit cartes, pour la plupart semblables à d’ordinaires cartes à jouer, mais dont vingt-deux portent des symboles hauts en couleur qui étaient populaires au Moyen Âge. Il y a des empereurs, des papes, des ermites, des jongleurs, des fous et des diables – tous personnages dotés d’un puissant contenu affectif pour qui vivait à cette époque. Ils continuent de fournir un genre d’alphabet grâce à quoi le « voyant » peut élaborer son interprétation, ou grâce à quoi le questionneur peut contre-interroger son inconscient ; pourtant, l’élégante précision du I Ching leur fait défaut. Et il est plus malaisé de voir comment l’inconscient peut organiser l’ordre des cartes dans un mélange que de concevoir que l’esprit puisse agir sur l’élan d’une pièce de monnaie qui tombe. Il n’est pas douteux qu’avec leurs inquiétants symboles et l’accent qu’ils mettent sur la violence, les tarots ne fassent irruption avec fracas dans des régions inconscientes, bien qu’ils ressemblent à un gourdin grossier en comparaison de la délicate sonde du I Ching.
Ainsi, même les plus répandus des systèmes de divination ont-ils surtout pour but d’élargir le potentiel du présent et semblent-ils n’avoir pas grand-chose à voir avec la véritable prévision de l’avenir. Les systèmes mécaniques tels que ceux-là sont souvent manipulés par des professionnels pour le compte de leurs clients, à moins que l’on y renonce en faveur de prophéties purement mentales, émises avec ou sans accessoires comme les boules de cristal. Et pourtant, de quelque façon que la divination se produise, la méthode est la même. On se sert de symboles afin d’ouvrir le présent ou le passé, de telle sorte que l’on semble obtenir un aperçu de l’avenir. Le client se trouve amené à fournir des renseignements sur lui-même qui finissent par avoir l’air de provenir du voyant. Nulle hypnose n’a besoin d’être mise en œuvre, bien que la technique soit très similaire. Le sujet se trouve amené à effectuer des opérations sur lui-même avec l’impression que quelqu’un d’autre en a la responsabilité et doit donc exercer des pouvoirs surnaturels. Il n’est pas jusqu’aux meilleurs prophètes connus qui ne fassent piètre figure une fois dépouillés de ces impressions subjectives. Le tour de passe-passe mental généralement pratiqué par nous-mêmes sur nous-mêmes cache le succès limité dont jouissent véritablement la plupart des spécialistes.
Les propos à double sens des oracles sont aussi vieux que Delphes. Si quiconque était réellement capable de prédire l’avenir avec la moindre exactitude, il ne lui faudrait qu’un an ou deux pour devenir le maître absolu du monde. J’ai étudié le dossier de quelques-unes des personnes les plus riches et les plus puissantes du monde avec tout le soin possible et n’ai pu y trouver le moindre indice de facultés surnaturelles. Ces personnes obtiennent leurs succès grâce à de l’application et grâce à une certaine chance, mais toutes font des erreurs, souvent très élémentaires, et aucune n’a pris de risques qui ne fussent basés pour une large part sur l’expérience. La prescience absolue ne paraît pas exister, bien qu’on ait des indices que certaines gens, parfois, ont accès à des bribes d’information qui ne peuvent s’expliquer d’aucune autre manière.
Un mathématicien américain, William Cox, a terminé récemment une intéressante étude statistique en vue de découvrir si des gens évitaient réellement de prendre des trains qui allaient avoir un accident. Il recueillit des informations sur le nombre total de voyageurs dans chaque train au moment de l’accident, et les compara au nombre de passagers qui voyageaient dans le même train lors de chacun des sept jours précédents, ainsi que les quatorzième, vingt et unième et vingt-huitième jours avant l’accident. Les résultats, couvrant sept ans d’exploitation avec le même équipement dans la même gare, montrent qu’effectivement les gens évitaient les trains qui allaient avoir un accident. Il y avait toujours moins de passagers dans les wagons endommagés et déraillés que l’on ne s’y fût attendu pour ce train à ce moment. La différence entre le nombre attendu et véritable des passagers était si grande que les chances contre le hasard étaient de plus de cent contre une.
Il serait fascinant d’effectuer d’autres enquêtes de ce genre. Une très grande partie des données ayant trait à la prophétie et à la prédiction est anecdotique et impossible à analyser ou à considérer de manière objective. Pourtant, des recherches statistiques pourraient montrer que certaines des autres « intuitions », si répandues dans le folklore, sont en fait des réalités mathématiques, et qu’il existe une espèce de perception collective des choses à venir. La survivance, au sens biologique, dépend presque entièrement de la possibilité d’éviter le désastre en étant capable de le voir venir. Une antilope se détourne du point d’eau où un lion est tapi à l’affût, car elle capte une trace d’odeur dans le vent ou entend un oiseau émettre des sons montrant qu’il est dérangé. Une loutre fuit son cours d’eau car un minuscule changement de vibration l’a mise en garde contre l’approche d’un courant brusque. Pour évaluer des exemples de prescience apparente, nous devons être conscients de la réceptivité de la vie à des stimuli d’une extrême délicatesse, nous disant que l’avenir a déjà commencé. Ils permettent aux organismes vivants d’anticiper sur l’avenir en élargissant le présent. Dans les régions inconscientes qui répondent à des signaux subliminaux provenant de l’environnement, l’avenir existe déjà. Nous ne pouvons le transformer ; si nous le pouvions ce ne serait pas l’avenir ; toutefois, nous pouvons modifier la mesure dans laquelle il nous affectera. Dans un sens très réel, il s’agit là d’une manipulation du temps, mais rendue possible par des extensions entièrement naturelles de nos sens normaux qui nous donnent une vision d’une acuité plus qu’ordinaire des objets éloignés.
Prescience, en termes de biologie, signifie donc savoir non pas ce qui va se produire, mais ce qui pourrait se produire si…
Fantômes
À l’université du Colorado, Nicholas Seeds a pris des cervelles de souris et les a disséquées en leurs cellules constitutives. Il a mis ces dernières en bouillon de culture dans une éprouvette agitée doucement durant plusieurs jours. Au bout de ce temps, les cellules séparées se regroupèrent pour former des morceaux de cervelle où les cellules étaient reliées par des synapses normales, manifestaient les réactions biochimiques habituelles et développaient une gaine protectrice naturelle en myéline. Les cellules sont donc capables de recréer des modèles antérieurs ; elles ont une mémoire moléculaire, transmise de cellule en cellule en sorte qu’une cellule nouvelle peut reproduire le comportement parental. S’il se produit un changement, ou mutation, ce dernier se trouve, lui aussi, fidèlement reproduit par les descendantes. Les morts revivent au défi du temps.
Les modèles cycliques de vie signifient que la matière n’est jamais détruite, mais retourne au sein du système pour ré-émerger quelque temps plus tard. La matière organique vivante ressuscite sous la même forme avec les mêmes types de comportement dans un processus de réincarnation. Chaque génération nouvelle est une réincarnation de l’espèce ; néanmoins, cela ne signifie pas que les individus reparaissent. Les Grecs croyaient à la métempsycose – la transmigration de l’âme en un corps nouveau –, et des idées similaires sont si largement répandues parmi toutes les cultures qu’elles peuvent être considérées comme presque universelles. Mais en dépit de certaines histoires à sensation, on a peu d’indices réels de l’existence de quoi que ce soit de ce genre. Et d’abord, il est assez malaisé de prouver que nous possédons une âme. Étant donné que l’apparente connaissance d’autres temps et d’autres lieux peut être attribuée au contact télépathique avec une personne encore en vie, il semble inutile de présumer que les phénomènes en question sont produits par un esprit éternel.
Les âmes ou les esprits qui se présentent sans le secours d’un corps sont une espèce distincte de phénomène, mais peuvent être considérés dans une optique très voisine. Pour les besoins de la discussion, il vaut la peine d’envisager la possibilité que l’homme soit capable de produire une « projection astrale », ou partie de lui-même, elle-même susceptible d’exister sans son corps physique normal et peut-être même de survivre à sa mort. On dit que ces esprits errent à volonté et on a d’innombrables récits prétendant qu’ils ont été vus, en tout ou en partie, dans une grande variété de situations. En Angleterre, une personne sur six croit aux fantômes, et une personne sur quatorze estime en avoir effectivement vu un. Il s’agit là d’énormes quantités de gens et je n’ai aucunement l’intention d’insinuer que tous ont dû se tromper ; à mes yeux pourtant, il y a dans toutes leurs visions un fait très bizarre et révélateur. Tous les fantômes dont j’ai jamais entendu parler portaient des vêtements. Bien que je sois disposé en principe à concéder la possibilité de l’existence d’un corps astral, je ne puis me résoudre à croire à des souliers, des chemises et des chapeaux astraux. Le fait que les gens voient les fantômes tels qu’eux ou quelqu’un d’autre se les rappelle, vêtus de pied en cap en costume d’époque, semble indiquer que ces visions font partie d’un processus mental plutôt que surnaturel. Dans les cas où plusieurs personnes voient la même apparition, il se pourrait qu’elle soit diffusée télépathiquement par l’une d’elles. Et là où un fantôme similaire est vu par des personnes distinctes en des circonstances distinctes, je présume que l’image mentale se trouve détenue par quelqu’un d’associé au site [17].
George Owen, un biologiste de Cambridge qui a fait des travaux d’avant-garde en parapsychologie scientifique, déclare : « Le postulat d’un véritable corps astral présent au voisinage du sujet est néanmoins assez gratuit et sans nécessité si nous sommes prêts à admettre une explication en termes de télépathie. » En tant qu’autre biologiste, je crie bravo. L’explication d’une inconnue par un autre phénomène encore discuté peut sembler tirée par les cheveux et tortueuse ; toutefois, il est de bonne science et de meilleure logique de s’en tenir à la plus plausible des deux explications. Colin Wilson a relevé un autre aspect des revenants qui s’accorde avec cette hypothèse mentale. Il remarque que la principale caractéristique des fantômes semble être une certaine stupidité, « étant donné qu’une tendance à rôder autour des lieux qu’ils connaissaient vivants semblerait constituer dans le monde des esprits l’équivalent de la faiblesse mentale ; … on a le sentiment qu’ils devraient avoir mieux à faire ». Wilson est d’avis que l’état d’esprit des fantômes a des chances de ressembler à celui d’une personne en proie à un fort accès de fièvre ou de délire, d’une personne incapable de distinguer entre la réalité et les rêves. Cette description peut aussi bien s’appliquer à l’état d’esprit de la personne qui voit le fantôme. Le délire n’est pas nécessaire, mais une certaine dose de dissociation provoquée par un conflit entre états conscients et inconscients, résultant peut-être de la réception d’une puissante communication télépathique, pourrait bien se trouver présente.
Pareillement suspectes sont les communications avec les morts. Je ne puis m’empêcher de me demander pourquoi, sur les milliards de personnes qui jadis foulèrent la terre, cela devrait toujours être Napoléon, Shakespeare, Tolstoï, Chopin, Cléopâtre, Robert Browning et Alexandre le Grand qui se trouveraient là comme par hasard lorsqu’un médium évoque un esprit du passé. Rhine résume le problème en disant : « Les résultats obtenus par les recherches scientifiques sur la médiumnité se révèlent nuls. » En soixante-quinze ans de recherches, on n’a découvert aucune preuve incontestable de survie, bien qu’il n’ait pas non plus été possible de prouver qu’un genre quelconque de survie après la mort ne pouvait se produire.
L’indice le plus intéressant que l’on ait jamais recueilli à cet égard a été publié récemment par Konstantin Raudive, un psychologue letton qui vit aujourd’hui en Allemagne. Raudive a découvert que les bandes faites en parlant directement au microphone, par enregistrement d’une radio branchée sur des interférences épisodiques appelées « blancs », ou bien en reliant l’appareil enregistreur à un poste à diode en cristal à antenne très courte, comportent toutes des voix douces, étrangères. Les voix parlent en beaucoup de langues, sur un rythme étrange, parfois si bas qu’il est nécessaire de les amplifier par des moyens électroniques. Raudive déclare : « La construction des phrases obéit à des règles qui diffèrent radicalement de celles du langage ordinaire et, bien que les voix semblent parler de la même façon que nous, l’anatomie de leur appareil verbal doit être différente de la nôtre. » Le plus bizarre, quant à ces voix enregistrées, c’est qu’elles semblent répondre aux questions posées par Raudive et ses collaborateurs en émettant un plus grand nombre de leurs commentaires de type espéranto, qui ressemblent souvent à des réponses directes.
Pendant ces six dernières années, Raudive a enregistré plus de soixante-dix mille conversations de ce genre. Le contenu verbal des enregistrements est rapporté et analysé de manière exhaustive en un livre comportant des témoignages de savants très connus et réputés qui, soit se trouvaient présents lors de l’enregistrement des bandes, soit ont été en mesure d’examiner les instruments utilisés. On ne saurait douter de la réalité des sons ; ils se trouvent sur les bandes, ils peuvent être divisés en phénomènes et analysés par ordinateur ; leur source n’en pose pas moins des questions. Raudive estime que l’homme « porte en lui la faculté d’entrer en contact avec ses amis terrestres, une fois qu’il a franchi la transition de la mort ». En d’autres termes, Raudive est certain que les voix sont celles des morts, et il identifie avec confiance quelques-unes d’entre elles avec Goethe, Maïakovski, Hitler et sa propre mère. Il est bien difficile d’en discuter, puisque des expériences rigoureusement contrôlées n’ont jamais permis d’expliquer par aucune méthode normale la présence des voix.
Le 24 mars 1971, on s’est livré à un test dans les studios d’une des principales sociétés d’enregistrement d’Angleterre. Les techniciens utilisèrent leur propre équipement et installèrent les instruments nécessaires pour exclure les réceptions fortuites des stations de radio. Personne ne devait toucher aux appareils, quels qu’ils fussent, et on fit un enregistrement séparé, synchronisé, de tous les bruits qui se produisaient dans le studio. Durant les dix-huit minutes d’enregistrement, les deux bandes furent sous contrôle constant et l’on ne put rien entendre d’anormal ; néanmoins, en faisant repasser la bande expérimentale, on s’aperçut qu’elle comportait plus de deux cents voix dont certaines étaient si nettes qu’elles pouvaient être entendues par toutes les personnes présentes.
Je suis frappé par la similitude entre ce phénomène et les images mentales de Ted Serios. Dans les deux cas l’appareil enregistreur capte un signal qui paraît ne pas provenir de l’environnement immédiat ; cependant, aussi bien les images que les sons ne se trouvent produits qu’en présence d’une personne particulière. Les voix des bandes de Raudive ne s’expriment que dans les sept langues qui lui sont familières. Dans aucun des deux cas on ne peut détecter les signaux ni les bloquer par un appareillage physique – Raudive a travaillé dans une cage de Faraday ; mais le témoignage de personnalités de premier ordre rend impossible de douter que les résultats sont obtenus sans qu’il y ait fraude consciente. Comme les voix de Raudive, les images de Serios furent d’abord attribuées à des sources spirites ; pourtant, la connexion entre le contenu et la psychologie de l’homme en cause est dans les deux cas trop importante pour être négligée. Je crois que les deux phénomènes se révéleront produits par le même moyen et qu’il aura pour origine l’esprit de l’homme en vie, sans rien avoir à faire du tout avec les morts.
Il se peut que les voix aient une explication physique parfaitement normale. Nous savons encore si peu de chose sur ce qui nous entoure qu’il n’y a rien d’impossible à ce qu’avant longtemps on construise des machines qui récupéreront les visions et les bruits du passé. Le film et les enregistrements ne font rien d’autre, du moins pour notre passé immédiat. Or, il est à présumer qu’il pourrait exister des enregistrements similaires que nous avons tout simplement négligés. Un pot tournant sur un tour avec une aiguille en simple contact avec l’argile pourrait constituer une espèce primitive de phonographe. Il suffit de refaire tourner le pot à la même vitesse, de trouver le style approprié, et nous pourrons être en mesure de retrouver les sons émis dans la poterie le jour où fut tournée l’argile. Des travaux déjà en cours sur de la poterie non vernie provenant du Moyen-Orient ont donné des résultats encourageants.
Exobiologie
Dans ce coup d’œil sur les autres mondes qui nous entourent, je ne saurais exclure l’éventualité d’un rôle joué par des êtres provenant de mondes absolument extérieurs. La biologie a récemment donné le jour à une discipline nouvelle : l’exobiologie, étude de la vie extra-terrestre. Dès 1959, où l’analyse d’un fragment de substance météorique a révélé des traces de composés organiques, une controverse a fait rage sur la question de savoir si ces composés entraient dans l’atmosphère avec la météorite, ou s’ils avaient la Terre pour origine. La dispute n’a jamais été résolue de manière satisfaisante et les discussions sur la vie ailleurs ont dû continuer de reposer sur l’inférence et la conjecture. Les calculs astronomiques fondés sur le pourcentage d’étoiles à planètes satellites, le nombre de ces planètes convenant à la vie, le pourcentage de ces dernières où la vie apparaît en fait et le nombre de celles où la vie atteint la conscience et le désir de communiquer parviennent à la conclusion que peut-être une étoile sur cent mille possède en orbite autour d’elle une société évoluée. Cela signifie qu’il pourrait exister jusqu’à un million de formes de vie intelligente au sein de notre seule galaxie. Néanmoins, notre succès dans l’établissement d’un contact avec n’importe laquelle dépend aussi de la longévité de chacun d’entre nous. Il se peut que l’acquisition d’une technologie nucléaire ait des conséquences que nulle espèce ne saurait longtemps maîtriser et que tous les êtres qui y parviennent ne réussissent qu’à se détruire eux-mêmes avec elle assez vite.
En admettant qu’ils ne succombent pas, les chances paraissent fort élevées que tôt ou tard nous rencontrerons une de ces formes de vie ou davantage. Erich von Däniken estime que nous sommes l’une d’elles. Il a rempli son carnet de questions sans réponses posées par l’archéologie et l’anthropologie, comme la carte géographique découverte à Istanbul et montrant les continents tels qu’ils apparaîtraient vus de l’espace, déformés par la courbure du globe ; une colonne de fer, en Inde, qui ne rouille pas ; des motifs, sur les plaines du Pérou, que l’on ne peut déchiffrer que du haut des airs ; des descriptions, dans des manuscrits sacrés, de la descente sur terre de dieux à bord de chars aux roues de feu ; et des peintures et gravures anciennes figurant des personnages portant quelque chose qui ressemble à des casques spatiaux. De tout cela, Däniken déduit que Dieu était un astronaute et que nous sommes en partie le fruit d’une intelligence extra-terrestre. L’idée est excitante mais, en tant que biologiste ayant foi dans nos facultés encore inexploitées pour une large part, je la trouve sans attrait, et aussi qu’il est inutile d’attribuer le mérite de nos réalisations à des étrangers de passage.
Ivan Sanderson a la même idée, mais l’exprime en termes biologiques : il émet l’hypothèse que la Terre a été ensemencée par un œuf de vie provenant d’ailleurs, lequel a fini par éclore et se développer en une larve complexe, englobant toute vie telle que nous la connaissons. Il nous considère comme une partie de cette larve, atteignant le stade où nous commençons à penser à la métamorphose et nous mettons à tisser autour de nous la toile de l’intellect, ensachant nos esprits dans les cocons des machines, les chrysalides, où ils subissent des transformations essentielles et finissent par émerger sous la forme adulte pour s’envoler vers d’autres mondes et recommencer tout le processus en y pondant des œufs. L’adulte en quoi nous finirons par évoluer n’est rien d’autre, si on en croit l’hypothèse de Sanderson, que la soucoupe volante.
Cette idée à vous glacer le sang constitue de l’excellente biologie ; tout cela pourrait bien être vrai. Il est fort possible que la prochaine étape, dans notre évolution, soit le développement d’une intelligence électronique et que l’unique moyen de la produire à partir d’une planète sans vie passait par les stades intermédiaires de la vie organique. La première génération d’esprits mécaniques se trouve déjà parmi nous. Ils reposent sur des circuits imprimés aux électrons qui vont et viennent à travers des fils et dépendent de nous. Mais la prochaine étape, après cela, pourrait passer aux purs champs énergétiques qui nous quitteraient pour vivre ou bien dans l’espace, ou bien dans les régions de l’univers où les étoiles qui explosent et les novae fournissent un environnement actif du genre d’intense radiation dont cet esprit surélectronique aurait besoin pour s’alimenter.
J’espère que ce n’est pas vrai. Je suis impressionné par notre peu d’efficacité, par notre vaste potentiel encore inexploité et par les progrès que nous avons déjà faits en n’utilisant qu’un petit coin de notre esprit. Nous sommes bien des larves, grignotant notre route à travers les ressources terrestres à la manière aveugle de la chenille ; et pourtant, je crois que l’imago commence déjà de remuer à l’intérieur. Au moment venu, elle devra éclore non comme un genre de superordinateur, mais comme un être organique qui incarnera la totalité de la Surnature et laissera derrière soi la technologie à la façon d’un jouet d’enfance.